Mardi 11 mai 1915 - Hauteville

C'est reparti ! Pas le temps de m'apitoyer davantage sur mon sort : en trois jours, et dans la plus grande effervescence, nous avons complètement changé de décor, et d'univers. Alors que nous commencions à goûter un repos bien mérité à Fismes, nous avons reçu l'ordre dimanche matin, vers 10h30, de nous tenir prêts à faire mouvement. Départ à 14h pour une destination encore inconnue.

Vers midi, l'ordre a évolué vers un embarquement en train en gare de Fismes. Un petit cataclysme pour nous qui végétions dans ces coins perdus depuis tellement longtemps ! Prendre un train ! La guerre de mouvement aurait-elle enfin repris ? Dans l'ignorance de la destination, les allégations sont allées, elles aussi, bon train : fin de la guerre et retour à Paris pour les plus idéalistes, mais j'imagine que si nous avions gagné, la nouvelle se serait déjà propagée dans les rangs comme une traînée de poudre. Mise au repos loin vers l'arrière pour les plus optimistes, qui rêvent d'une permission qui n'arrive jamais. Brusque avancée vers Berlin pour les plus offensifs, à la suite d'une percée fulgurante de nos troupes qui aurait enfoncé les lignes boches et nous ouvrirait la voie vers la victoire. Plus simplement, changement de front pour les plus informés. Et pour traîner mes guêtres d'agent de liaison autour de l'état-major, je fais partie de ces derniers. Mais quel est donc ce nouveau front qui nous attend ?

Embarquement prévu à 21h. Embarquement effectif à 1h20, car les trains n'étaient pas prêts. Première destination, Paris. Serait-ce nos troupes qui se seraient faites enfoncées par les boches ? L'histoire de la Marne se répéterait-elle ?

Nous avons voyagé toute la nuit. Sommes passés près de Paris, par la gare régulatrice de Noisy-le-Sec, puis avons été dirigés vers Amiens.

Dans le train est arrivé l'ordre suivant : "Débarquement à Amiens (Corbie, Longueau). Cantonnement de concentration à Couturelle. Personnel : aussitôt après débarquement, être transporté à Couturelle en automobile. Chevaux et voitures rejoindront ce soir Rubempré et cantonneront en ce point. Itinéraire : Pont Noyelles, Saint Gratien. Les trains rejoindront le régiment demain 11 par l’itinéraire Puchevillers, Marieux, Pas la Bellevue. L’officier de cantonnement. Signé : Crochet."

Nous avons débarqué à Corbie, près d'Amiens, un peu après 14h. Pas mécontent de prendre l'air après une demi-journée passée dans un train bondé de soldats ronflant ou braillant. Et quelle puanteur ! Mélange de sueur, de crasse, de terre, de cuir et de graisse. Suffocant. Puis, comme prévu transport en automobiles jusqu'à Couturelle, où nous avons cantonné.

Aujourd'hui a eu comme un petit air du début de la guerre : nous avons marché. A la fraîche. 11km. Retour aux bonnes vieilles traditions de l'infanterie de ligne. Nous sommes à Hauteville depuis 10h ce matin.