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Mercredi 5 mai 1915 - Fismes

Je suis épuisé. Je traîne ma carcasse comme un pauvre hère, sans même me poser de questions. Le relâchement de pression sans doute. Depuis un peu plus d’une semaine, nous avons quitté les premières lignes pour rejoindre Fismes.

6 mois que nous répétions de façon régulière les changements de secteur entre Berry-au-Bac, Sapigneul et Cormicy.

6 longs mois d’enlisement durant lesquels nos journées n’étaient rythmées que par quelques missions sans intérêt, et les bombardements quotidiens des boches. Sans grand succès, heureusement. Jeu sempiternel. Je ne sais pas si c’est la maladie, l’ennui ou les coups de l’ennemi qui ont le plus décimé nos rangs.

Dans la nuit du 26 au 27 avril, nous avons reçu l’ordre de nous porter sur Ventelaye. Des mois que nous n’avions autant bougé. 11 kilomètres ! Les hanches sont rouillées. Le dos n’est plus habitué au poids du havresac. Heureusement que le vélo était en forme ! Evidemment, la manœuvre s’est effectuée dans la nuit, qui a été de ce fait aussi blanche que noire. Mise en route à 2 heures du matin le 27 avril. A 7 heures, nous avons été récupérés par des automobiles qui nous ont emmenés vers Fismes, où nous cantonnons depuis ce jour.

Un semblant de civilisation, pour autant qu’elle existe encore. Des rues, des civils, quelques commodités élémentaires. Les cantonnements sont ignobles de saleté, à voir passer des troupeaux de sacrifiés qui ne méritent pas plus de ménagements. Les civils, d'implacables mercantiles qui ne veulent que notre argent. Et les rues sont encombrées de convois, d'ambulances, de pauvres bougres hagards. Mais qu'il est doux de recevoir des effets de rechange. De pouvoir vaquer aux obligations physiologiques et sanitaires sans être sans cesse sur le qui-vive. La contrepartie est que je suis devenu loqueteux. Mes dernières forces et mon entrain habituel se sont évanouis avec la disparition des tensions aiguisées du front. Je n’ai envie de rien. Je n’ai de forces pour rien. Je dors, je mange, et je ne songe qu’à me poser et dormir encore. Les ordres m’indiffèrent. Les contraintes et les corvées me laissent de marbre. Je prends les choses comme elles viennent, sans autre forme d’intérêt. Même les parties de cartes et les bavardages m’épuisent. J’ai envie que cesse toute cette mascarade. J’ai envie de rentrer chez moi et de me retrouver.

Les chefs ont dû sentir notre état. Ils nous occupent sans cesse, entre manœuvres, revues d’effectif, marches, présentation au Drapeau et défilé devant le Colonel et les Généraux. Je ne sais pas s’ils nous ont trouvés bien vaillants, dans nos tenues de campagne qui se voulaient propres. Sûr que s’ils nous laissaient tranquilles, nous nous abandonnerions à une cure de sommeil sans fin. Je rêve d’une permission. Prendre le large et changer d’air. Voir d’autres visages que celui du cheptel qui m’entoure. Je ne dois être guère mieux. Chacun est le miroir des autres. Je ne sais plus ce que je fais là. La guerre, certes. Mais où en sommes-nous ? Qui a l’avantage ? Les nouvelles sont contradictoires. La guerre est désormais hectométrique. On n’est pas près de raccompagner les boches à la frontière à ce rythme. De toute façon, je n’ai pas la force de le faire aujourd’hui.

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