Samedi 12 septembre 1914 - Chenay

Incroyable ! extraordinaire ! Depuis lundi, c'est l'euphorie, la folie furieuse. Nous sommes déjà samedi et nous n'avons rien vu passer. On a refait, en une semaine, le chemin parcouru dans le même temps au début du mois de septembre. Mais en vainqueurs, cette fois. Le boche recule à chaque échauffourée, et la retraite s'est transformée en poursuite. Le 9, traversée de Montmirail. Le 10, franchi la Marne. Hier sur la Vesle. Et aujourd'hui, les bataillons combattent juste à l'ouest de Reims. J'aperçois les tours de la cathédrale. C'est donc elle, le berceau des rois de France, le symbole de la France bafouée? J'ai entendu le colonel en parler..

Pas beaucoup dormi, j'ai l'impression de vivre les événements de chaque journée comme dans un rêve. De les survoler. L'excitation est à son comble. Rien ne va plus nous arrêter. Les villages sont vides, mais que c'est bon de les traverser en en expulsant tous ces boches qui doivent à cet instant comprendre ce que débâcle veut dire. Quelle fierté de se dire qu'on va restaurer la paix, que nos parents et nos enfants vont redevenir libres et heureux. Sont-il fiers de nous? Ont-ils idée de ce que nous endurons pour eux?

Mes parents, là-bas, au Havre, doivent être fiers de moi. Mais Marguerite? Et le petit Gabriel, qui va avoir 2 ans? Savent-ils que je me bats aussi pour eux? Pensent-ils seulement à moi, après tous ces moments difficiles qui nous ont éloignés? Pourquoi est-ce le manque et l'absence qui font prendre un sens aux choses? Gagner, rentrer, reconstruire... le temps n'est plus à perdre.

Gagner, rentrer.. il sera bien temps de voir...