Samedi 23 septembre 1916 – Avord

J’ai été lâché. Aujourd’hui. Un grand moment. A la fois attendu et craint. Les moniteurs nous avaient dit qu’aucun pilote n’oubliait jamais cet instant, je pense que c’est vrai. Instant attendu parce qu’être pilote, c’est voler seul. Etre seul maître de la machine et des éléments. Etre maître des décisions, des réactions face aux imprévus. Etre enfin libre de conduire sa machine. J’ai attendu ce jour avec impatience. L’instant de vérité, c’est l’atterrissage. Mettre en route, s’aligner, accélérer, tirer sur le manche pour décoller et faire le tour de piste, c’est facile. Gérer la phase de vent arrière, rien de compliqué. Prendre les repères pour le dernier virage, s’aligner face au terrain sans personne pour récupérer la pente si elle n’est pas bonne, gérer les repères visuels, viser le bon point et faire l’arrondi au bon moment, là sont les clés du vol. Poser la machine en bon état en appliquant tous les conseils du moniteur, pour m’apercevoir que je suis capable de le faire et de le répéter, là est la véritable euphorie. Quand le moniteur, après un énième tour de piste, m’a demandé de m’arrêter, est descendu, et m’a dit de repartir, mon cœur n’a fait qu’un bond. Il pense que je suis prêt. C’est fou, je crois que je savais au fond de moi que c’était pour aujourd’hui. Une impression fugace en m’équipant ce matin. Un ressenti en préparant le vol. Mais moi, est-ce que je pense aussi que je suis suffisant prêt? Vite, me re-concentrer. Oublier que je suis sans recours. Et en même temps, exulter de me retrouver seul. Oublier et pourtant en être extrêmement conscient, parce que c’est ce moment-là précisément que j’attends depuis que j’ai demandé à devenir pilote. Me concentrer sur les routines de vol. Piloter comme je l’ai répété des dizaines de fois. Mais Dieu à bord, c’est moi ! J’ai toutes les cartes en main, je sais le faire, et c’est là que ma condition de pilote prend tout son sens. Quelle joie immense ! Presque une deuxième naissance.